Vous m’aviez dit ne pas conserver un souvenir favorable de cette ville, le poids de son histoire en général et, en particulier, celle qui a touché vos coreligionnaires – c’est le mot que vous avez employé, comme souvent pas des plus usités, je les saisis au vol, moi l’athée, comme des promesses de contrées encore à découvrir, vos steppes de savoir, vos prairies non familières – conjugué à la désinvolture de la multitude touristique.
Je vous avais écouté sagement, bonne élève sur les bancs de votre faculté. Moi j’avais alors une autre image de cette ville, que je ne connaissais que de livres et de pellicules, une image faite de littérature et de romances épistolaires, d’adaptations cinématographiques, de jeunes filles appareil photo en bandoulière, de sonorités qui claquent et de noms en a (Kafka, Jesenská, Kundera).
Mais j’ai compris une fois là-bas. La ville déverse ces hordes de touristes, bien trop nombreux pour ses entrailles moyenâgeuses, bien trop alcoolisés aussi. Une indécence confrontée au souvenir prégnant de Votre souffrance, comme une insulte reléguant l’Everest de vos douleurs au rang d’un Disneyland que l’on aurait construit sur un cimetière judéen.
Pourtant je l’ai beaucoup aimé moi cette Prague-là : son architecture multiple, lumineuse dans le soleil d’été, ses reflets sur les coupoles, répétée en une infinie perspective, écho d’une religiosité sans réalité, son dédale de rues, pavées, les bords de la Moldau en fin de journée, ces airs d’une Rome incandescente, son pont majeur et les mineurs, son quartier étoiles et synagogues. Cette ville douce comme une amie au prénom venu d’ici*.
Alors j’ai souhaité vous ramener une autre image de cette ville, de ce voyage, en terre d’exil et de déportation, vous qui étiez un peu parti avec moi, auréolée de votre bénédiction, enveloppée de votre bienveillance, vous dont la voix s’adoucit dès que je m’annonce au téléphone, vous à mes côtés. Une image colorée et riante, comme le sont nos rendez-vous, célébration d’une judaïté joyeuse, sans lendemains d’horreur, sans siècles de négation, de concentration, d’extermination, de normalisation. Une image faite de rouge et d’or pour combattre la nuit et le brouillard, une image pour vous offrir ma gratitude en présent et consacrer notre fraternité.
Parce que les traces et les souvenirs résistent au pire, parce que l’on ne détruit pas l’identité d’une ville, ni celle d’un Peuple.
A défaut de sangs mêlés, Aux hymnes mélangés, de Smetana à Hatikvah. Tu vois.
– Je me doutais que votre exotisme ne se cantonnait pas au domaine médical. Vous connaissez Joséphine Baker ?
– Oui (elle sourit)
[C’est moi qui suis sa petite, Son anna-na, son anna-na, son annamite]
– mon grand-père me chantait cette chanson
– bien sûr
Il se tient de profil face à elle, croise les jambes et s’adosse un peu plus à son siège, signe qu’il a envie de digresser. Avec elle.
Il a sa blouse blanche, indissociable de ses consultations
Elle se demande comment il s’habille dans la vie civile et peine, du coup, à l’imaginer en dehors de son cabinet
[Il m’appelle sa p’tite bourgeoise
Sa tonkiki, sa tonkiki, sa tonkinoise]
– Personnellement, je suis plus familier de Dvořák ou Ketèlbey
– Lady Héroïne
– Vous dîtes ?
Elle aime bien son niveau de langage, soutenu
Elle aime bien aussi quand il lui explique l’électrophorèse des protéines sériques ou que, non, décidément, le taux de saturation du fer dans son sang ne présente aucune anomalie, qu’il est parfait
– Comme vous… oui vraiment, c’est fou, vous êtes magnifique, vous frisez la perfection
Il dit cela en secouant la tête et en soupirant, il lève à peine les yeux de sa feuille d’analyses
Alors à cet instant elle sourit encore, lève les yeux un tout petit peu au ciel, minaude, juste manière, mais elle a bien perçu son trouble
comme la dernière fois
Pire elle l’a encouragé, programmé, calculé, lorsqu’elle a choisi sa robe couleur du temps
il était frais ce jour-là
sa robe couleur de feu, et accordé le fard de ses paupières, l’ombre sur ses pommettes, pâlit son teint plus que de raison, pour devenir mirage
Les trois coups (l’entrée)
– Vous êtes magnifique, il vous va à ravir ce maquillage, vraiment
Combien de médecins complimentent leurs patientes sur l’harmonie des ombres portées
Les statistiques sont sûrement en sa faveur
C’est sa manière à elle de s’assurer qu’elle est bien vivante,
Animée
(souffle, vie)
S’il la trouve jolie, voire émouvante, il prendra soin d’elle, avec attention,
Elle ne sera pas interchangeable, entre une rhino et un lumbago,
Il se rappellera, lui qui oublie tous les autres, son prénom pour de bon
[D’autres lui font les doux yeux Mais c’est elle qu’il aime le mieux]
Elle existera, à la ville et au monde
Elle se raccroche aux stimuli, feedback, à ce qu’elle lit dans ses yeux
Elle a l’habitude, trapèze sangles ou corde lisse
Elle pratique régulièrement
Un goût acquis depuis l’enfance,
Et son Absence (à Elle, le Fantôme de ses pas)
– Gainsbourg… il s’est inspiré du marché persan de Ketèlbey pour ce morceau
[Tous les charmes de la Perse]
– C’est une ode à une femme ?
– C’est une ode à une drogue
Il lui fait les gros yeux – pour de faux – lui décoche un sourire, entre deux larmes,
Plus tôt, il a déchiré un bon mètre de drap d’examen pour les sécher
à propos de larmes
– Vous n’y pensez plus à cette sorcière de gynéco ?
– Un peu encore, si
Elle baisse la tête comme une collégienne, elle fait la moue
La main sous son menton, elle squatte son bureau, prend ses quartiers
[Je suis vive, je suis charmante Comme un p’tit z’oiseau qui chante]
Elle le regarde traverser le bureau, prendre sa fiche, celle où il note tout ce qui la compose biologiquement, tout ce qui fait d’elle un être de chair et de sang, les contreparties chimiques, les dosages, les normes, les tendances, les pics, les vigilances
Elle voudrait prolonger la parenthèse, qu’il continue à lui parler de Casablanca, de Prague et de Kafka, des blessures de l’âme en Europe Centrale, des Fjords norvégiens et de la qualité indéniables de ses protéines sanguines
Exit le monsieur gras et transpirant dans la salle d’attente,
Exit la jeune rebeu qui pianote sur son portable dans l’anti-chambre
Exit la mère de famille catastrophée, genoux couronnés et larmes sanglotantes,
C’est peut-être sa voix, basse et fracturée par une presque-mort il y a 2 années (son cœur se suspend à cette pensée), ou son humanité, ou peut-être le regard qu’il pose sur elle, et qu’elle constate incrédule, anthropologue de l’impact, physicienne de l’effet, niveau amateur
– Vous savez, il est des femmes qui ne supportent pas la féminité lorsqu’elle se présente à elles
[Aussi pure que Justine]
Elle se demande combien d’années les séparent
Elle, lui, et ses cheveux argentés
(- Un t, m,n… et votre nom il se prononce comment ?)
J’attends qu’elle me rejoigne dans son cabinet. J’observe la déco standard vue mille fois chez ses congénères, faite de statuette en bois censée incarner la fertilité par leurs ventres rebondis, représentations multiformes de bambous pour la paix du cœur et de l’esprit (pour les tout est dans la tête immuno-déficientes) et coupes Hirstiennes d’utérus anonymes pour la caution scientifique des choses
Beautiful, Vaginal, Spiral,
Ses cheveux m’effraient d’emblée. Une sorcière blonde. Je n’ai pas peur des sorcières mais les blondes, il convient de s’en méfier. Tout le monde le sait. Si les rousses sont estampillées putes depuis l’Antiquité, les blondes sont malfaisantes à jamais.
« Alors ? Racontez-moi »
J’attaque sur l’angle technique. J’aime ça la technicité, c’est neutre et rassurant comme un théorème vérifié, pas de charge émotionnelle, du concret.
Mais Witchita a d’autres projets pour moi. Le racontez-moi aurait dû m’alerter, on est ici dans Le Conte, pas dans le constat des faits. Elle nous arrête très vite, moi, ma caution parisienne et mes formules policées (le Professeur Platinium m’adresse à vous), mes compte-rendus éclairés et images radiographiées
Je regarde mes petits papiers éparpillés sur son bureau pour me rassurer
Elle s’en fiche, elle entre d’une main mes coordonnées vitales sur son clavier et de l’autre saisit la banderille qui harponnera mon âme de chienne perdue sans collier
« Et le deuil de votre génotype, vous l’avez fait ? »
Mon compteur interne affiche 5 ans, dans le rétroviseur de ma DeLorean™ mes cheveux prennent de nouveau la forme de macarons, mon sous-pull en polyester commence à gratter
A Thousand Years
J’ai 5 ans, un surnom de gâteau et mes lèvres forment un Oui, timide et complexé
Je scanne la pièce, gauche-droite, gauche-droite, bambous-ventres, bambous-ventres, mes embryons de larmes vont sûrement tarir et ma lèvre inférieure se ressaisir
« Oui, ben cherchez pas. Vous n’avez jamais voulu devenir mère. Et vous ne le voulez toujours pas. Inutile d’insister. »
When Logic Dies
La fille au nom de gâteau appuie sur la pédale de l’accélérateur de la DMC-12
La fille-gâteau relève le front, le menton et ses macarons (dont une mèche stupide tente de s’échapper, contestant le fragile équilibre du tout bien ordonné)
« Nous parlons depuis à peine dix minutes et vous arrivez déjà à cette conclusion ? Un peu hâtif non ? »
Some Comfort Gained From the Acceptance of the Inherent Lies in Everything
« Oh, vous savez, je pratique la psychanalyse lacanienne depuis 30 ans, alors… »
Si j’étais un objet,Un éventail, Cadiz, AndalousieUne fraîcheur de crépuscule
Te vient à chaque battement
Dont le coup prisonnier recule
L’horizon délicatement. (L'éventail, Mallarmé)Si j’étais une couleur, je serais Johnny CashBarbaraJuliette GrecoSi j’étais un pays, Je ressemblerai à la Louisiane, À l'Italie
Le temps durerait longtemps
Et la vie sûrement
Plus d'un million d'années
Et toujours en étéSi j’étais un son, j'aurais 5 ans, ma tête posée sur la poitrine de mon père, ta voix se ferait caverne, cocon, amiotiqueSi j’étais une odeur, Ton odeur sur l’oreiller, l’intimité, familière, celle de ta nuque, la naissance de tes cheveux
Ta présence dans l’absenceSi j’étais un aliment, Une orange sur la table
Ta robe sur le tapis
Et toi dans mon lit
Doux présent de la présent
Fraîcheur de la nuit
Chaleur de ma vie (Alicante, Prévert)Si j’étais une saison, Une presque-nuit, un jardin, un treillis, la chaleur enfin apaisée, les grillons L'Eté.Si j’étais un couple, Franz et Milena Guillaume et Lou, des mots et une passion, l'attente, la distancele je, nos jeuxles stimuliL’Epistolaire Si j’étais une fleur, Coquelicot, en robe vaporeuse couleur sang, esseulée parmi les blés, je me disperserai aux mille vents
si tu tentais de m'attraper, refusant tout destin cocardier, loin des tranchéesAprès l’Homme, après l’Homme,
Qui dira aux fleurs comment elles se nomment ? (Après l'Homme, Esther Granek)Si j’étais un poème, Toute chose S'est animée de la possibilité de ta présenceDe la possibilité que tu t'asseyes sur la peau de la chaiseQue tu passes les doigts sur le corps de la tableQue ta voix retentisse dans les veines de la chambre(Probabilité, Roja Chamankar)Si j’étais un proverbe, (je n'aime pas les proverbes)Si j’étais un moment de la journée, Celui de si j'étais une saisonSi j’étais une date, Hier, aux contours effacés,Je n'aurais d'avenir,Ni éphémérideSi j’étais un objectifArgentiqueSi j’étais un souvenir d’enfance, je serais L'Absence
(en réponse à Kaymet <3)
Le titre est de Marcel Mariën
« Désolée, il fait un peu sombre, on attend l’électricien, cela fait 3 fois qu’on le relance… »
C’est un petit bout de femme aux yeux très clairs, elle a peut-être été jolie il y a longtemps. Là, en la regardant, perdue dans son local surdimensionné, on se dit que la vie n’a pas dû lui offrir que des pochettes-surprises douces et édulcorées
C’est un foutoir sans nom, dans lequel il fait effectivement trop sombre pour distinguer la pacotille de l’inutile, le sans-valeur du rebus, un sous-prolétariat du vide-grenier, les limbes de la brocante, un pandémonium de l’antiquité
Vente d’objets usagés
Poupées dézinguées, flacons publicitaires dépareillés, abat-jour fanés, électroménager bafouant toute règle de sécurité, un camelot de la médiocrité
« Il faut juste qu’il nous change les starters sur les néons »
Elle ne cesse de parler la petite dame aux yeux délavés, trop heureuse de nous voir débouler, chalands venus de la grande ville, de toute évidence un peu plus privilégiés
« Là, je n’ai pas eu le temps de dépoussiérer, avec tous ces camions qui passent devant »
Elle ne voit pas que la poussière devrait être le cadet de ses soucis dans la longue liste des preuves à charge contre son fracas de vieilleries
« C’est sûr, il faut avoir le coup de coeur »
Certes, et ce n’est pas faute d’essayer, nous on voudrait lui faire plaisir à notre camelot aux yeux d’azur fané, alors on scrute dans son capharnaüm désenchanté tout ce qui pourrait sortir du lot, oh on n’en demande pas trop, l’affaire du jour n’est pas au programme de son attirail, mais juste un truc, même cassé, même pas dépoussiéré, même daté, justifiant qu’on lui laisse quelques euros, la maintenant dans l’illusion qu’ici se font des transactions, justifiant sur la devanture, en peinture écaillée, l’appelation Brocante
« 46 ans que je fais ce métier »
dans un accent Ménilmontant, géolocalisation sociale et géographique ; l’argumentaire bien que palatisé n’est pourtant pas très rôdé, mais c’est mieux comme ça, de toute façon, il n’est pas grand-chose à bonimenter dans cet impedimenta indiscipliné et puis son meilleur argument de vente à elle, sa carte-maîtresse, son As de coeur, ça reste encore ses yeux couleur-passé, au bord desquels pend une petite larme perpétuelle, rattachée à sa vie d’avant, celle où elle était parisienne, celle où son fils était encore vivant, où il l’aidait avec son affaire de bric-à-brac au plus offrant
On réalise alors le temps suspendu qui plane au-dessus de sa pétaudière, figé dans un fourbi éternel, l’instant T d’une farce tragique, miroir vénitien de son chaos personnel, galerie des glaces d’une vie cabossée, que la crise n’est pas juste un titre de plus à nos JT
« S’il y en a qui en ont trop, les gens n’ont plus d’argent à dépenser »
Elle insiste pour que l’on passe dans « l’autre pièce, celle qui est rangée », sa crème de la crème à elle, dans son chez-elle, sa caverne d’Ali Baba, dernier va-tout désespéré, dont on sait déjà l’espérance vaine, on chemine dans son intimité, au propre comme au figuré, le petit évier, la cuisinière, solitude mâtinée de précarité
Elle nous présente Minette, squatteuse improvisée, ange gardien sur ses jours d’ombres
« Je ne voulais pourtant plus d’animaux, avec la Départementale, vous savez »
Elle nous raccompagne sagement, je fixe la Larme sur son oeil piscine, les deux élastiques qui scindent sa chevelure d’une raie juvénile
« Mais je ne voudrais pas vous assombrir avec mes histoires »
derniers mots crève-coeur, soleil couchant sur notre rencontre, nous la laissons là dans son hangar désaffecté, ses couettes adolescentes régnant sur les vestiges de milles passés.